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    À J. G. F.


    Je te frapperai sans colère
    Et sans haine, comme un boucher,
    Comme Moïse le rocher !
    Et je ferai de ta paupière,

    Pour abreuver mon Saharah,
    Jaillir les eaux de la souffrance.
    Mon désir gonflé d'espérance
    Sur tes pleurs salés nagera

    Comme un vaisseau qui prend le large,
    Et dans mon coeur qu'ils soûleront
    Tes chers sanglots retentiront
    Comme un tambour qui bat la charge !

    Ne suis-je pas un faux accord
    Dans la divine symphonie,
    Grâce à la vorace Ironie
    Qui me secoue et qui me mord ?

    Elle est dans ma voix, la criarde !
    C'est tout mon sang, ce poison noir !
    Je suis le sinistre miroir
    Où la mégère se regarde.

    Je suis la plaie et le couteau !
    Je suis le soufflet et la joue !
    Je suis les membres et la roue,
    Et la victime et le bourreau !

    Je suis de mon coeur le vampire,
    - Un de ces grands abandonnés
    Au rire éternel condamnés,
    Et qui ne peuvent plus sourire !

    Charles Baudelaire, Les fleurs du mal


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    Si naturelle encore au début 2022, l'expression "Bonne année!" a perdu de sa joie spontanée depuis que la guerre ravage l'Ukraine et nos âmes avec...

    Je vous souhaite de tout cœur à vous et vos proches l'espoir d'une année 2023 en paix, en bonne santé, amour, entente et poésie. 

    La poétesse Nelly Sachs, prix Nobel de littérature, évoque une seule armée valable sur terre et pour l'humanité, c'est une armée métaphorique des rayons du soleil:
     
    Plus vite Temps, plus vite
    quand la deuxième seconde met à genoux la première
    et que l'armée d'or a défilé tout le jour 
    en hâte
    jusqu'à ce qu'au soir tous soient vaincus
    le ciel est un romarin
    la nuit ombre la mort de sa couleur originelle
    les éléments brûlent du mal du pays
    ils courent à la mer
    à perdre souffle
    refusent la floraison
    car de nouveau quelqu'un est mort
    qui était l'arpenteur du temps
     
                      Nelly Sachs, Partage-toi, nuit, Verdier, 2005, p. 133.
     
    (Nous devons la belle traduction du poème de Nelly Sachs de l'allemand en français à la poétesse Mireille Gansel).
     
     
     
    Recevez cette offrande poétique 
    en même temps que toute ma sympathie et considération,
    et la vue de ce pain me rappelant celui de ma mère par temps de paix,
    bien qu'acheté ces jours-ci à la boulangerie
    de la rue Bernard Délicieux, aux Beaux-Arts, Montpellier  
     

    Plus vite Temps, plus vite


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    ...avec Victor Hugo

     

     

    Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
    Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
    J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
    Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

    Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
    Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
    Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
    Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

    Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
    Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
    Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
    Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur. 

    Victor Hugo,1856

     

     


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    Mon berceau s'adossait à la bibliothèque,
    Babel sombre, où roman, science, fabliau,
    Tout, la cendre latine et la poussière grecque,
    Se mêlaient. J'étais haut comme un in-folio.
    Deux voix me parlaient. L'une, insidieuse et ferme,
    Disait : " La Terre est un gâteau plein de douceur ;
    Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme !)
    Te faire un appétit d'une égale grosseur. "
    Et l'autre : " Viens ! oh ! viens voyager dans les rêves,
    Au delà du possible, au delà du connu ! "
    Et celle-là chantait comme le vent des grèves,
    Fantôme vagissant, on ne sait d'où venu,
    Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie.
    Je te répondis : " Oui ! douce voix ! " C'est d'alors
    Que date ce qu'on peut, hélas ! nommer ma plaie
    Et ma fatalité. Derrière les décors
    De l'existence immense, au plus noir de l'abîme,
    Je vois distinctement des mondes singuliers,
    Et, de ma clairvoyance extatique victime,
    Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.
    Et c'est depuis ce temps que, pareil aux prophètes,
    J'aime si tendrement le désert et la mer ;
    Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes,
    Et trouve un goût suave au vin le plus amer ;
    Que je prends très souvent les faits pour des mensonges,
    Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous.
    Mais la Voix me console et dit : " Garde tes songes :
    Les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous ! "

     

    Les fleurs du mal , 1857.

     

    "La voix", Charles Baudelaire

     

     


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    alors qu'invisible, je restai à l'arrêt...avec Tomas Tranströmer

     

    Pas de vides nulle part ici.

     

    Merveille que de sentir mon poème qui grandit

    alors que je rétrécis.

    Il grandit, il prend ma place.

    Il m’évince.

    Il me jette hors du nid.

    Le poème est fini. 

    (p. 125)

     

    ***

     

    Las de tous ceux qui viennent avec des mots, des mots

    mais pas de langage,

    je partis pour l’île recouverte de neige.

    L’indomptable n’a pas de mots.

    Ses pages blanches s’étalent dans tous les sens !

    Je tombe sur les traces de pattes d’un cerf dans la

    neige.

    Pas des mots, mais un langage. 

    (p. 244)

     

    Tomas Tranströmer, Baltiques, Poésie / Gallimard, 2004, traduit du suédois.

     


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    Lui qui nous regarde de ses yeux sans horizon, il n'est que ce qu'il nous concède dans ce mirage quotidien. Il est ailleurs, dans la nuit, autour de la Terre, en survol permanent. Il est ce que veut bien qu'il soit la Syntaxe: déferlement incessant de météores, de mots fantastiques, de monstres du langage dont la loi se soutient de ces deux grandes figures énigmatiques du Grand-Père et de la Grand-Mère. 

    Comment progresser vers "lui"? Dans ce désert sans fin, sans pourtour ni centre, sans départ, on risque de ne trouver que soi-même: inconnus lointains, fantômes évanescents, concrétions étranges et quasi inutiles. Il faut passer outre et continuer le chemin. Il est celui d'un domaine où "lui", l'Aimable Jayet, il règne: il est cet espace; sa présence est sensible; elle est compacte, bruissante d'ailes agitées. Il est la "Rumeur".

    Comment recueillir l'insaisissable? Tout nous porte à croire qu'il y aune plate-forme, un belvédère qu'il nous faut atteindre pour être au plus proche: l'Oubli.

     

    Jean Oury, Essai sur la création esthétique, Hermann, 2008, p.50.

     

     

     


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    Attirée par la langue d'Oc et la Méditerranée, peut-être en égale mesure par les deux, j'ai déménagé en juin 2020 à Montpellier.

    Le 30 décembre 2020, jour inondé d'un soleil sans masque, en faisant un tour à Avignon, mes pas m'ont porté dans la cour de la Salle Marceu Bosqui, troubaire et tambourinaire, et là... surprise! -- une plaque m'a rappelé vers mes racines roumaines: 

    Vasile Alecsandri - le Mistral roumain

     

    Les archives de la Toile ont bien éclairé ma lanterne

    et j'ai eu envie à mon tour de partager avec mes ami(e)s lecteurs du monde

    ce que je viens d'apprendre ou réapprendre dans un contexte différent de celui de mon enfance en Moldova orientale.

     

     

    Frédéric Mistral et le poète roumain Vasile Alecsandri

    En mai 1878 se déroulent à Montpellier les premières grandes Fêtes latines organisées dans la mouvance de la renaissance d’oc. Comme pour toute rencontre d’inspiration félibréenne, et dans le souvenir des Jeux floraux du Moyen Âge, un grand concours de poésie est organisé. Cinquante-six poètes de langue latine concourent pour le choix du “Chant du Latin”, destiné à devenir l’hymne identitaire de la latinité. Parmi eux, trois auteurs de langue roumaine enverront des textes, une écrivaine anonyme de Tîrgu-Mures, un certain Romulus Scriban et Vasile Alecsandri.

    Le poème d’Alecsandri, Cîntul Gintei Latine - “Chant de la gent latine” - est couronné et largement diffusé dans la presse de l’époque, de Turin à New York en passant par Bogota. Cet honneur montpelliérain rencontre un écho important dans la jeune Roumanie, dont l’indépendance n’a été reconnue qu’un an plus tôt, et qui bénéficie ainsi d’un éclairage mondial. Des liens profonds se tissent dès lors entre les intellectuels roumains et les acteurs de la renaissance d’oc.

    Le poète national roumain Vasile Alecsandri et le grand poète de la Provence cherchent tous deux à sauver leur langue par l’invention d’une littérature qui puiserait aux racines populaires de leur pays. À Mircesti comme à Maillane, c’est “aux pâtres et aux gens de la terre” (Mistral), que le poète s’adresse.

     "Le nom d'Alecsandri est inscrit dans le ciel des bons génies de Provence, comme il l'est au panthéon des plus pures gloires latines et des immortels fondateurs de la nationalité roumaine" 

     Lettre de Frédéric Mistral à Pauline Alecsandri, 12 septembre 1890.

     A droite : Recueil de poésies roumaines de Vasile Alecsandri, “traduites en vers provençaux” par Alphonse Tavan, 1886.

      Au-delà de la relation de profonde amitié qui lie les deux grands poètes, s’ouvre avec les Fêtes latines de Montpellier une décennie de roumanophilie dans les milieux de la renaissance d’oc à laquelle répond l’attachement d’Alecsandri à la culture occitane au point de se nommer lui-même “trobaire d’Orient”. L’amitié roumano-occitane culmine lors des Jeux floraux de 1882 en présence d’Alecsandri, alors président du Sénat roumain. Les félibres vont alors trouver dans la reine de Roumanie, poète sous le nom de Carmen Sylva, l’héritière de la légendaire Clémence Isaure de Toulouse. La reine de Roumanie, à laquelle de nombreux poètes dédient des compositions en langue d’oc, est déclarée Maître des Jeux floraux en 1883.

     

    Vasile Alecsandri - le Mistral roumain

    La Gent latine est la reine
    Des nations de l'univers
    Son étoile, fixe et sereine,
    Scintille au fond des cieux ouverts.
    Vers d'immortelles destinées,
    Elle marche d'un pas certain,
    Versant aux gentes inclinées
    Tous les rayons de son matin.

    La Gent latine est une vierge
    Au charme doux et ravissant ;
    L'étranger vers elle converge
    Et l'adore en la bénissant.
    Belle, vive, joyeuse et fière,
    Sous le ciel bleu, dans l'éther pur,
    Elle rit dans la lumière,
    Et se baigne en des flots d'azur.

    La terre à la Gent latine
    A tout donné : or, blé, rayons ;
    Et, largement, sa main divine
    Les répartit aux nations.
    Mais, terrible dans sa colère,
    Rien n'arrête son bras vengeur,
    Lorsque la tyrannie altière
    La menace en son honneur.
    Lorsque viendra l'heure suprême
    Et que Dieu lui demandera :
    " Je t 'ai donné le diadème,
    Qu'as-tu fait ? " elle répondra,
    Ayant à sa droite la Victoire,
    A sa gauche la Vérité :
    " Sur la terre, pour ta gloire,
    Mon dieu, je t'ai représenté. "

    Vasile Alecsandri, Le chant de la Gent latine, 1878.

     

    http://francais.agonia.net/index.php/poetry/1835436/Le_chant_du_latin



    Ce texte a été couronné du premier prix lors du congrès des Félibriges à Montpellier en 1878. Son auteur, Vasile Alecsandri, a été un très bon ami de Frédéric Mistral. En tant qu'homme de culture et sénateur, V. Alecsandri a énormément contribué au renforcement des liens culturels entre la Roumanie et le Sud de la France, entre la Moldavie, sa province natale et la Provence, mettant en valeur l'origine latine commune de nos langues et peuples.
    Ce poème et ce commentaire nous ont été transmis par R. Bena, Consul Général de Roumanie à Marseille.

     

     

     

     

    https://www.babelio.com/auteur/Vasile-Alecsandri/337947

     

     

     

    Vasile Alecsandri - le Mistral roumain

     

     

     

    Vasile Alecsandri - le Mistral roumain

     

    (Les photos d'Avignon m'appartiennent - Luminitza C. Tigirlas, 30.12.20)


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