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    Paul Celan 

    Todesfuge Fugue de mort

    Lait noir de l’aube nous le buvons le soir
    le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit
    nous buvons et buvons
    nous creusons dans le ciel une tombe là on n’est pas serré
    Un homme habite la maison lui joue avec les serpents il écrit
    il écrit quand il va faire noir en Allemagne tes cheveux d’or Margarete
    écrit ces mots s’avance sur le seuil et les étoiles tressaillent il siffle ses grands chiens
    il siffle il fait sortir ses juifs et creuser dans la terre une tombe
    il nous commande allons jouez pour qu’on danse
    Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
    te buvons le matin puis à midi nous te buvons le soir
    nous buvons et buvons
    Un homme habite la maison lui joue avec les serpents il écrit
    il écrit quand il va faire noir en Allemagne tes cheveux d’or Margarete
    Tes cheveux cendre Sulamith nous creusons dans le ciel une tombe là on n’est
    pas serré
    Il crie enfoncez plus vos bêches dans la terre vous autres et vous chantez jouez
    il attrape le fer à sa ceinture il le brandit, ses yeux sont bleus
    enfoncez plus les bêches vous autres et vous jouez encore pour qu’on danse
    Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
    te buvons à midi et le matin nous te buvons le soir
    nous buvons et buvons
    un homme habite la maison tes cheveux d’or Margarete
    tes cheveux cendre Sulamith il joue avec les serpents
    Il crie jouez plus douce la mort la mort est un maître d’Allemagne
    il crie plus sombres les archets et votre fumée montera vers le ciel
    vous aurez votre tombe alors dans les nuages là on n’est pas serré
    Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
    te buvons à midi la mort est un maître d’Allemagne
    nous te buvons le soir et le matin nous buvons et buvons
    la mort est un maître d’Allemagne son œil est bleu
    il te touche d’une balle de plomb il ne te manque pas
    un homme habite la maison tes cheveux d’or Margarete
    il lance ses grands chiens sur nous il nous offre une tombe dans le ciel
    il joue avec les serpents et rêve la mort est un maître d’Allemagne
    tes cheveux d’or Margarete
    tes cheveux cendre Sulamith
     
    Traduit par Jean-Pierre Lefebvre
     
     
    "Lettre 51
    Paris, le 28 juillet 1960
    Ma chère, chère Nelly!
    Tu vas mieux -- je sais.
     
    Je le sais parce que le mal qui te traque -- qui me traque aussi -- est reparti, a cédé et s'en ai retourné au non-être où il a sa place; parce que je sens et sais qu'il ne peut pas revenir, qu'il s'est dissous en un petit tas de néant.
    Voilà, maintenant tu es libre, une fois pour toutes. 
     
    Et -- si tu me permets cette pensée -- moi avec toi, nous tous avec toi.
    Je t'envoie ici encore quelque chose qui aide contre les petits doutes qui parfois nous assaillent; c'est un morceau d'écorce de platane. On le prend entre le pouce et l'index, le tient bien fort en pensant à quelque chose de bon. Mais -- je ne peux te le taire -- des poèmes, et surtout les tiens, sont d'encore meilleures écorces de platane. Je t'en prie, alors recommence à écrire. Et laisse cela s'acheminer vers nos doigts. Tu sais combien nous -- et pas seulement nous -- en avons besoin.
    (...)
    De tout coeur
    Ton Paul"
     
    Nelly Sachs -- Paul Celan, Correspondance, Belin, 1999, p. 51-52.
    Traduit de l'allemand par Mireille Gansel
     
     

    Paul Celan , cent ans

     
     
     
     
     

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    impatience de l'absolu        ...avec Joë Bousquet

     

    Ma parole est issue de mes pensées et je pleure le temps où elle naissait de mon souffle. Il n'y a plus en moi, comme en élan plus fort que le temps, cette ressource suprême, qui retournait soudain contre elle-même la certitude que j'avais sombré, ce principe de tous les éblouissements, quand mon amour buvait à ma propre fin...

    J'aurai souffert du besoin de me donner. Il n'y avait pas une vie assez grande pour absorber la mienne; et je dois en toute hâte m'arracher à ce qui n'est capable de me lier qu'à moitié. Le désespoir serait tout l'horizon de mon amour. La solitude comme une impatience de l'absolu...

    Mourir, enfin, à ce que j'aime.

    (p. 33.)

     

    Vendredi... Poésie-liberté.

    Paroles qu'il faut lire lentement comme si on en déchiffrait la vérité à travers les incertitudes d'une pensée qui se rend enfin maîtresse de l'être. Je ne les ai écrites que pour tenir mon coeur ouvert à celles que toute leur vie sépare de mon amour. Elles sont vraies pour elles comme pour moi... Comme si la vérité de ma nature devait faire le vrai autour d'elle. 

    J'ai dit : Poésie-liberté.

    Je suis, de tous les hommes que l'on peut connaître, le plus étroitement lié. Mon corps est ma prison et ma pensée même me forge des chaînes. Chacun de mes sens pèse d'une façon différente sur l'immobilité qui m'enveloppe. Il est difficile d'imaginer les peines d'un homme que le poids de son corps éveille chaque matin et que, par la suite, chacun de ses désirs écrase sous la masse d'un rocher plus lourd.

    Ce qui décuple mon tourment, c'est que la liberté en personne se donne la peine de me l'infliger. Un homme libre, dirai-je pour m'expliquer, n'a pas le moyen de mesurer avec sa liberté celle qui m'a été ravie.  Personne ne peut savoir sous quel poids un homme comme moi succombe ce qui manque à sa vie sans issue devient la seule issue de sa pensée. La liberté dont je suis privé a grandi dans mon imagination: elle me ressemble comme une soeur. Si le privilège d'être aimé, c'est avec les couleurs d'un désir intact que ma pensée me représente la créature à qui tant d'infortune me reprend. 

    Si une telle affliction ne m'a pas réduit au désespoir c'est que ma voix m'est restée.

    (p. 92-93.)

     

    Joë Bousquet, traduit du silence, Gallimard, 1968.

     

    Prisonnier comme je l'étais de ma blessure...

     


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    Dans le COMA  ...avec  Pierre Guyotat

     

    Jadis, enfant, lorsque l'Eté résonne et sent et palpite de partout, mon corps en même temps que mon moi commence de s'y circonscrire et donc de le former: le "bonheur" de vivre, d'éprouver, de prévoir déjà, le démembre, tout de ce corps éclate, les neurones vont vers ce qui les sollicite, les zones de sensation se détachent presque en blocs qui se posent aux quatre coins du paysage, aux quatre coins de la Création. 

     

    Ou bien, c'est la fusion avec le monde, ma disparition dans tout ce qui me touche, que je vois, et dans tout ce que je ne vois pas encore. Sans doute ne puis-je alors supporter de n'être qu'un seul moi, devant tous ces autres moi et d'être immobile malgré l'effervescence de mes sens, d'être immobile dans cet espace où l'on saute, s'élance, s'envole...

     

    Plutôt mourir (comme peut "mourir" un enfant) que de ne pas être multiple, voire multiple jusqu'à l'infini. 

     

    Quelle douleur aussi de ne pouvoir se partager, être, soi, partagé, comme un festin par tout ce qu'on désire manger, par toutes les sensations, par tous les êtres: cette dépouille déchiquetée de petit animal par terre c'est moi... si ce pouvait être moi!

     

    Pierre Guyotat, COMA, Mercure de France, 2006, p. 214-215.

     

     

    ...que de ne pas être multiple

     

     

     


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    APHORISMES ...du RYTHME      ...avec Andreï Tarkovski

     

     

    PENSER AU RYTHME. Ne pas se laisser diriger par les scènes déjà tournées. Construire le film à l'avance par le rythme, bien avant les prises de vue. C'est exactement cela qui constitue la dramatique d'un film, à la différence d'un texte ou d'une pièce de théâtre.

    Lorsque Alexandre met le feu à la maison, il est étendu par terre, le visage contre sol. Il ne sent pas qu'il brûle lui aussi. Qu'il part en fumée.

    ..........

    Le rythme des dialogues, les silences, la hâte fiévreuse, les interruptions, la  prise de parole simultanée de deux personnes, etc.

    Se représenter une turgescence ligneuse à la japonaise.

    ..........

     

    Représenter le ciel comme quelque chose de silencieux...

    Peut-être faudrait-il faire commencer le film par une énigmatique fata Morgana

     

     

    Andreï Tarkovski, dans TARKOVSKI, éditions de Corlevour/revue NUNC, 2016, p. 184-185.

     

     

    Une turgescence ligneuse...

     

     

     


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    Oiseaux ...avec Saint-John Perse

    D'une parcelle à l'autre du temps partiel, l'oiseau

    créateur de son vol, monte aux rampes invisibles et

    gagne sa hauteur...

    De notre profondeur nocturne, comme d'un écubier sa

    chaîne, il tire à lui, gagnant le large, ce trait sans fin de 

    l'homme qui ne cesse d'aggraver son poids. Il tient, de

    haut, le fil de notre veille. Et pousse un soir ce cri d'ail-

    leurs, qui fait lever en songe la tête du dormeur.

     

    Nous l'avons vu, sur le vélin d'une aube; ou comme il

    passait, noir -- c'est à dire blanc -- sur le miroir d'une

    nuit d'automne, avec les oies sauvages des vieux poètes

    Song, et nous laissait muets dans le bronze des gongs. 

     

    Saint-John Perse, AMERS suivi de OISEAUX, Poésie/Gallimard, 2012, p. 155.

     

     

     

    ...et nous laissait muets

     


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    Prince du Grand Exil    ...avec Fernando Pessoa

     

    Je lis comme si j'abdiquais. Et, de même que la cape et la couronne royales n'ont jamais autant de grandeur que lorsque, à son départ, le roi les abandonne sur le sol -- de même je dépose, sur les mosaïques des antichambres, tous les trophées de l'ennui et du rêve, et je gravis les escaliers, revêtu de la seule noblesse de mon regard. 

    Je lis comme si je passais. Et c'est chez les classiques, chez les calmes, chez ceux qui , s'ils souffrent, point ne le disent -- c'est chez eux que je me sens sacré comme voyageur, que je suis oint pèlerin, être contemplant sans raison un monde qui n'obéit à nul dessein, Prince du Grand Exil qui a fait en partant, au dernier mendiant l'aumône ultime de sa désolation.

    ...

    Je lis et me livre, non pas à la lecture, mais à moi-même.

     

     

    Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquilité de Bernando Soares,

    Christian Bourgois éditeur, 1988, p. 103-104.

     

     

     

     

     

     

     


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    Le ravissement d'amour dans "Le Lotissement du ciel"

    ...avec Blaise Cendrars

     

     

    82

    Le jour se charge d'ombres opaques. La nuit est transparente comme la Sainte-Ampoule et je circule parmi les globules de Ton Sang en effervescence, Communion, Résurrection, Vie, coeur qui se consume, front qui saigne, nimbe au plafond, robe pendante, pieds nus dans des sandales irradiantes, à genoux, prosterné. Je me perd en-Haut.

     

    83

    Un coup de lance et le corps se vide, est décroché.

    84

    Corps prostré et tout dégoulinant.

    85

    Un coup. Un coup. Un coup. Encore un coup, le dernier et c'est l'angélus. Le bras est las. La cloche sonne de faiblesse, la cloche fêlée, la cloche et son battant fatigué. La cloche. Le glas. Un pas en arrière. De frayeur. C'est le rappel. C'est le fossoyeur. En arrière!  En arrière!  La cloche s'est arrêtée. Silence. Et la mouche revient et trouve le cadavre tombé. 

     

    Blaise Cendrars, Le Lotissement du ciel,

    Tout autour d'aujourd'hui, Oeuvres complètes, T. 12,  éditions Denoël, 2005, p. 160.

     

     

    Blaise Cendrars écrivait dans une lettre à Lévesque, le 9 septembre 1942 : « Les mystiques ne m’intéressent qu’en tant que poètes, virtuoses du langage et de la vision ».

    La citation se trouve dans la préface de Claude Leroy pour « Le lotissement du ciel » que j’invite à lire aussi car préface digne de Cendrars:  « Il reconnaît comme les siens ceux qui lors du grand partage initial ont reçu le ciel en lot. […] Le voici donc qui lévite à son tour – sans la foi, mais par le Verbe et grâce à la blessure. Si « Le Nouveau Patron de l’aviation » est un texte cruel à son lecteur, c’est qu’il joint le faire au dire.  […] Avec « Le ravissement d'amour », les signes entrent à leur tour en lévitation. » (Claude LEROY)

     

     

     

     

    Le Nouveau Patron de l'aviation Le Nouveau Patron de l'aviation

     

     

     

     

     

     


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