Luminitza C. Tigirlas, Ici à nous perdre,
éditions du Cygne,
collection Le chant du cygne, 2019.
Illustration de couverture : Doïna Vieru.
Lecture de Murielle Compère-Demarcy
Dans le COMA ...avec Pierre Guyotat
Jadis, enfant, lorsque l'Eté résonne et sent et palpite de partout, mon corps en même temps que mon moi commence de s'y circonscrire et donc de le former: le "bonheur" de vivre, d'éprouver, de prévoir déjà, le démembre, tout de ce corps éclate, les neurones vont vers ce qui les sollicite, les zones de sensation se détachent presque en blocs qui se posent aux quatre coins du paysage, aux quatre coins de la Création.
Ou bien, c'est la fusion avec le monde, ma disparition dans tout ce qui me touche, que je vois, et dans tout ce que je ne vois pas encore. Sans doute ne puis-je alors supporter de n'être qu'un seul moi, devant tous ces autres moi et d'être immobile malgré l'effervescence de mes sens, d'être immobile dans cet espace où l'on saute, s'élance, s'envole...
Plutôt mourir (comme peut "mourir" un enfant) que de ne pas être multiple, voire multiple jusqu'à l'infini.
Quelle douleur aussi de ne pouvoir se partager, être, soi, partagé, comme un festin par tout ce qu'on désire manger, par toutes les sensations, par tous les êtres: cette dépouille déchiquetée de petit animal par terre c'est moi... si ce pouvait être moi!
Pierre Guyotat, COMA, Mercure de France, 2006, p. 214-215.
Sur le cadastre de l’intime ...avec Murielle Compère-Demarcy (MCDem.)
Un doigt d’ombre suffit parfois
à faire perdre la main sur la prise du jour
*
Sur le cadastre de l’intime
ME murmure la petite voix seule
de l’intérieur
Ses ailes me décrochent
me refont cosmos du chant universel
*
L’espoir dans sa chair se recroqueville
sur l’endormir du moi
Les murs de l’imaginaire
ouvrent l’interstice
le laps de l’infini qui palpite
Aucune complaisance
juste une lacune
une fleur éclose dans les décombres
du rêve
entre les failles de MOI
sa coquille fêlée de lapsus
et l’effondrement du monde
*
Rêve interrompu
Cette toile bleu-nuit étendue sur la ville palpitait
de ses oiseaux endormis dans les buissons du
sommeil---
--- la main des songes remuait l’eau
dormante, allongeait des métaphores éruptives,
sautait à cloche pied de tout son corps dans les
flaques du rêve, des souvenirs éclaboussaient
enchevêtrement d’eau pure et de boue, le
cheminement nocturne associait laps du vécu,
fulgurances, rêveries intuitives, pressentiments,
lapsus---
Un mot se leva dans la pièce abandonnée au
sommeil, dressé comme un homme. Le soleil
ouvrit l’œil d’un chien, ferma ceux du loup, il
fallait recommencer de vivre---
Murielle Compère-Demarcy (MCDem.), Poèmes inédits, février 2020.
***
J'ai le plaisir d'accueillir ces texte inédits
de Murielle Compère-Demarcy, auteur de plusieurs livres
dont "Alchimiste du soleil pulvérisé" à ne pas manquer.
La Revue Alsacienne de Littérature, n° 132, décembre 2019,
me fait le plaisir non seulement de publier
des extraits de la "croisure" de mon récit inédit ENCRE D'HIEBLE, p. 58-59,
mais aussi une Note de lecture
sur mon essai "Fileuse de l'invisible - Marina Tsvetaeva" , p.133-134,
Je remercie de tout coeur Maryse Staiber pour sa lecture,
ainsi que le comité de lecture de cette revue qui a déjà accueillit mes poèmes dans les n° 127 et 130.
Jean-Pierre Longre se penche en toute délicatesse
sur mon poème "Ici à nous perdre" ,
merci à lui pour cette lecture détaillée:
http://livresrhoneroumanie.hautetfort.com/archive/2019/12/03/mort-et-metamorphose-6194527.html
Luminitza C. Tigirlas, Ici à nous perdre, éditions du Cygne, 2019
Les brefs poèmes de ce recueil sont dédiés « à l’Amie disparue », mais s’adressent à tous les lecteurs qui veulent bien pénétrer la densité de textes dont les motifs sont portés par une langue « aux mots nouvellement reconquis ». Une reconquête que Luminitza C. Tigirlas mène de livre en livre, de poème en poème, depuis ses propres origines linguistiques. Nous sommes donc sous le signe du renouvellement, en particulier celui des images : c’est « le vin de paille » qui a bu, ou « le deuil [qui] s’habille », non l’inverse ; il se peut que « les cormorans rédigent des testaments » (oui, on peut y lire « corps mourants », ce qui implique bien plus qu’une simple originalité animalière), ou « tu déneiges une métaphore »…
L’audace des paradoxes (« paroles indicibles », « voix insonores ») va de pair avec les pauses, les blancs, les silences, les respirations musicales, qui permettent au souffle de revenir (« Quel souffle me ranimera ? »), à la vie de « l’Amie » de se re-manifester « ici », quitte à « nous perdre » (« Le souffle d’un ailleurs la prend par la taille »), et de se soustraire « à l’invasion cancéreuse », de passer « de métastase en métamorphose ».
De même que la nature, les fleurs, parfois les oiseaux répondent à l’appel du « vent floriculteur » qui les porte, de même les mots se laissent porter par leurs sonorités : « à mort » appelle « à morsure » et « Amore », « épier » appelle « expier », « digne » et « cils » appellent « cligne », etc. De la musique encore, qui au-delà du ludisme participe à l’exploration des profondeurs de la vie, de la maladie, de la mort, du manque ; et « seul l’amour n’est pas à perdre ».
Jean-Pierre Longre
Je remercie de tout coeur Murielle Compère-Demarcy
pour sa lecture de mon livre de poésie publié sur "Terres de femmes":
Luminitza C. Tigirlas, Ici à nous perdre,
Une première Note de lecture de mon livre de poésie "Ici à nous perdre" paraît sur le site Le littéraire, merci à Jean-Paul Gavard-Perret pour sa lecture:
http://www.lelitteraire.com/?p=53777
Luminitza C. Tigirlas met en évidence ce qui s’engage dans la disparition de l’Amie : “Ma bouche hurle / — aphone — / sans esquiver le halètement de la moribonde. // Vapeurs de vocables / rejoignent une échelle invisible // A ses pieds / je m’évade par le sang d’une monade”. Puis le deuil arrive et la nuit ne s’arrête pas. Rien ne peut plus se lier et la disparition s’étend au reste de l’univers.
Pour autant, Luminitza C. Tigirlas écrit comme si rien — ou presque — n’était déjà arrivé. C’est une manière de rassembler les époques et les antinomies dans un travail déconstruction et de ravinement remisé de manière provisoire.
Existe là l’imparable d’une douleur dans des ailes du désir à la fois tordues et déployées en un mouvement d’oppositions. La poétesse fait jaillir des formes issues de profondeurs. Celles de l’arrachement et du chaos et non sans un brassage érotiquement implicite mais, douleur oblige, rien n’en sera dit.
Le départ oblige l’auteure à une reprise et une insistance là où le féminin de l’être se joint à une force quasi phallique. La densité devient insistance de la vie contre la mort dans des souffles et expirations qui voudraient déplacer les lignes du temps. La hantise d’une “suivante” est hors de saison. “L’essor s’éparpille / La perception se plie”.
Qu’ajouter ? Jamais le titre de la collection où paraît ce livre n’aura autant mérité son nom.
jean-paul gavard-perret
Luminitza C. Tigirlas, Ici à nous perdre, Editions du Cygne, coll. “Le chant du cygne”, Paris, 2019, 72 p. — 12,00 €.